jeudi 30 novembre 2017




Vivantes
  
« … elle me sortait d'un monde où je n'avais pas vécu
pour me lancer dans un monde où je ne vivais pas encore. »
Violette Leduc, Thérèse et Isabelle


24 images seconde qui déploient la tragédie, participent à l'apologie de l'horreur. La propagande en marche se rue sur nous. Dorénavant nous sommes une cible parmi d'autres, l'ennemi. Dorénavant la menace est partout et frappe en traître. Dorénavant la peur défigure le paysage. L'innocence d'un pétard un soir de 14 juillet retentira avec la violence d'un tir de kalachnikov. La fête est finie ! Dorénavant la souffrance sera l'hostie universelle à partager. Et le sang coulera. Dorénavant nous sommes concernés. Les images du dernier attentat en date se succèdent. Les chaînes d'information déversent en flot continu la dernière stupeur en stock. Le pire sera montré. La surenchère lexicale s'épuise à qualifier l'inqualifiable. La désignation du bouc émissaire s'énonce à demi-mot dans les bouches politiques. La médiatisation du terroriste lui assure une mort glorieuse. Au lieu du silence qui s'impose, l'indécence commerce. Le commentaire, l'analyse, la spéculation s'embourbent dans l'ignorance. Le pire sera exprimé.

Les mains immobiles et ouvertes sur les cuisses, mes yeux fixent l'écran noir. Je sais, tout le monde sait. Mais je ne veux plus regarder, plus écouter. Je scrute le vide, j'épie le silence. À quelques mètres de moi, dans la chambre, son corps ensommeillé respire, palpite. Je connais exactement l'endroit où la menace ne m'atteint pas, où je me dispense du monde. La tête parfaitement calée, la bouche sur son cou et le menton sur sa clavicule, je respire profondément sa peau. À cet endroit, son odeur m'appartient. À cet endroit, mon visage se repose, se détend. À cet endroit, j'ai creusé ma place, mon coin. Je m'enfonce dans sa douceur.

Je me souviens du creux de son épaule, un jour d'août, je ne sais plus lequel. Je m'étais déjà retranchée à cet endroit. Mais cette fois-là, je ne pouvais pas oublier.
Nous étions sur une place ensoleillée à Grenoble, un jour de marché, un samedi peut-être. Nous avions acheté des fruits et des légumes, du vin et du fromage, le pain aussi. Un apéritif en terrasse avant le repas, la journée s'annonçait bien. Soudain, la vibration de mon téléphone. J'apprends la mort d'une amie. La récidive impitoyable d'un cancer du sein dont les métastases assassines avaient fini par l'emporter. Les yeux vides braqués sur l'écran du téléphone au milieu des passants sur la place du marché, j'étais la seule à savoir avant de pouvoir pleurer, de pouvoir dire. Nous étions avec des amis, désormais embarrassés, désolés. J'étais seule jusqu'à mon visage au creux de son épaule, jusqu'à mes larmes sur son cou. Je voulais disparaître dans mes larmes, dans son cou. Combien de fois par la suite, je me suis éternisée à cet endroit ? Non plus pour la consolation, mais pour sa chaleur et son odeur. Plus tard, dans cette nuit chaude d'août, mon corps contre le sien, mes seins contre son dos, mon sexe contre ses fesses, mon visage dans ses cheveux en pagaille, j'avais fini par m'endormir.

À cet instant où mes mains sont inertes, où mes yeux sont fixes et secs, je veux poser ma tête comme je sais si bien le faire, ma tête qui épouse parfaitement son cou jusqu'au creux de son épaule. J'aimerais laisser les larmes de l'apitoiement acharné affluer, s'épuiser. Mais l'absence d'images peine à les abreuver. Ma tristesse, carcasse presque décharnée, absorbe ma peine sans la soulager.
Sous la paume de mes mains, la moiteur s'installe, celle de l'immobilité. Sidérée sur le canapé, je n'envisage aucun geste. Seules mes pensées vivaces me ramènent au traumatisme collectif de janvier, le premier, quand des hommes sont entrés pour exécuter des journalistes, un à un, après les avoir nommément désignés. Je revois le trottoir endeuillé par la dépouille d'un policier désarmé, la voiture qui démarre en trombe après des mots adressés au ciel comme on éructe une déclaration de guerre. « Nous sommes en guerre ». La phrase a été prononcée, à plusieurs reprises, avec complaisance. Une partie de mon enfance, de ma jeunesse est tombée à terre avec ces hommes, l'insolence en tête. Pas de corps en soutien sinon le mien, pas d'épaule amoureuse où poser ma tête à cette époque.

Plus tard, un soir de mai, après un baiser retenu, je saisissais sa tête entre mes mains pour l’embrasser obstinément, passionnément. Nos corps prompts à réagir, sa langue et son désir me propulsaient nue et radieuse dans la vie, dans un nouveau monde. Je l'empoignais, je m'agrippais. J'avais envie de palper, mordre, griffer, malmener, dévorer, une petite sauvage affranchie de sa bestialité. Dans sa bouche, entre ses lèvres, j'entrais sans forcer. La jouissance inqualifiable le restera.
La simple évocation du poids de sa tête suffit à m'étourdir et le souvenir de notre première nuit terrasse janvier et son cortège funèbre.

Une contraction dans les intestins me fait cligner des yeux. Mes mains se ferment, je serre les poings. L'embrasser me tord le ventre. Mes pensées changent de position. Elles se détendent, se ramollissent. Son corps à quelques mètres de moi, sa respiration qui s'essouffle et la mienne qui enchaîne. Mes jambes s'engourdissent, je n'ai pas la force de résister, de lutter. À nouveau l'écran noir. Le son interrompu d'un concert, plus inaudible que le plus strident larsen, novembre s'impose. Nous sommes ensemble, nos proches sont épargnés. Nous ne pleurons pas. Nous ne pleurons plus. Nous tenons le silence jusqu'au bout. Les morts s'amoncellent au rythme des images qui nous frappent. Nous regardons ce qu'ils montrent. Nous écoutons ce qu'ils annoncent. Combien de victimes à dénombrer ? Combien à venir ? Demain sera pire, nous le savons. Demain, les journalistes auront de quoi remplir, déverser, argumenter, alerter, se contredire. Cette nuit-là avait scellé nos corps, inséparables et transis.

Une mouche vient se poser sur ma joue. Je pourrais la gifler, mais un clignement de l'œil suffit à la faire déguerpir. Sur l'écran noir, j'observe son déplacement. D'un coup de torchon, je pourrais l'écraser, mais elle me divertit de l’appréhension. Je sais exactement à cette heure de quel sujet traitent les informations. Je choisis la mouche, je préfère la mouche, jusqu'à ce qu'elle s'envole. L'enchaînement de la barbarie comme une fatalité maudite, que nous devons accepter puisqu’« il en est ainsi » ! Je refuse d'accepter. Je veux revoir avec l'innocence d'autrefois La Baie des Anges, Jeanne Moreau en blonde platine marcher le long de la promenade des Anglais. Mais à quand remonte la dernière innocence ? À quand remonte autrefois ? Une sale impression d'avoir déjà traversé des siècles depuis janvier 2015, d'avoir négocié avec l’impossible. Je veux marcher le long de la promenade des Anglais pour la beauté béate du coucher de soleil sur la mer, pour la joie simple du vent tiède sur le visage.
Mes traits se tendent dans une expression qui se reflète sur l'écran. Je ne veux pas l'identifier, la nommer. « Une expression fugace » comme on dit, momentanée ! Mais combien dure un moment ? Et combien un moment peut être dur. Je laisserais la mouche sur le visage de Jeanne Moreau, je n'essayerais même pas de l'écraser d'un coup de torchon. J'accepterais n'importe quoi plutôt que de composer avec le fatalisme. « Faire avec puisqu'il en est ainsi ». Mes jambes sont parcourues d'impatience. Ma tête les condamne à la prudence d'un mouvement brusque. Si je me lève précipitamment, je risque de m'affaisser, m'effondrer pour toutes les fois où j'ai tenu debout. Une erreur d'appréciation, mes muscles sont tout au plus engourdis.

À quelques mètres de moi, son souffle à peine audible, le sommeil s'est allongé dans son corps. Sur l'écran noir, notre vie commune défile à la vitesse d'une mort imminente. Je me redresse, décolle mon dos du canapé. Soudain, son sourire, ineffaçable, un matin de mai au réveil. J'arrête le film au moment de son sourire. Je me lève. Mes jambes tiennent, je ne flanche pas. Devant la porte de la chambre, l'homélie inachevée du prêtre égorgé me glace littéralement le sang. Je pousse la porte. Deux larmes muettes coulent. Je ne les essuie pas.

Son corps nu sur les draps, respire et palpite. Je contemple l’évidence de son sommeil. L’effroi n'entrera pas dans la chambre, la mort n'a pas sa place entre nous. Nous sommes ensemble. Nous sommes vivantes. La fête n’est pas finie.
Mes yeux s'arrêtent sur son cul, admirable.

Le sourire d’un matin de mai au réveil envahit mon visage.


Texte paru dans Sauvage(s), Oniva éditions, Lyon, 2016.

mardi 9 décembre 2014

On ne devrait pas



Nous sortions du cinéma un soir ordinaire et nous avions décidé de rentrer à pied. Le film ne nous avait pas intéressés, mais nous en parlions en chemin. Nous prolongions une phrase de Noam Chomsky qui affirme que la vie n'a pas de sens. Pour nous, c'était une évidence que la vie n'a pas de sens, bien que nous lui en donnions un. Je confirmais cet avis par la mort qui vient ponctuer l'existence. Notre mortalité alimentait ce besoin de donner du sens. Je poursuivais en précisant le prix de la vie. L'ami qui m'accompagnait me rétorqua que la vie n'avait pas de prix. Je rectifiais en concluant qu'elle n'avait en effet pas de prix, mais une valeur. Cette discussion cheminait le long des quais. Je constatais au passage que le Rhône était particulièrement haut, à cause des pluies abondantes. Il fleuretait avec le bord des quais, grignotait les passerelles.

Des cris confus vinrent nous couper la parole. Ils venaient de la piscine du Rhône encore en travaux et fermée au public. Plus tard, le bruit sourd de la chute. Mais la chute de quoi ? Les hypothèses se précipitèrent : des jeunes éméchés qui se battaient, puis le cri d'une femme transformait la bagarre en agression sexuelle. Nos pas s'étaient machinalement accélérés. Des flammes, mais surtout de la fumée s'élevaient de la piscine, en travaux, fermée au public. Les hypothèses continuaient à s'amonceler. Il fallait monter sur des blocs de béton qui bornaient la piscine pour voir ce qui se passait. Il fallait se dresser jusque-là pour rationaliser ces cris et éprouver nos hypothèses.



On ne devrait pas voir ça, non !



Le corps d'un homme recroquevillé sur le sol brûlait vif.

Le choc. La sidération. La stupeur.

L'ami qui m'accompagnait avait crié qu'il fallait lui venir en aide. Je ne me souviens pas de l'alerte exacte. Il avait sauté de l'autre côté du chantier protégé par une sorte de grillage métallique, suivi de trois autres hommes.

On ne devrait pas voir ça, mais je l'avais vu.

Je m'éloignais un instant. Je ne pouvais pas accepter la réalité que j'avais eue sous les yeux. Le corps d'un homme recroquevillé sur le sol en train de brûler vif. Un homme en train de gémir et de mourir. Un homme qui ne se défend pas des flammes. Un homme absent de réactions qui laisse son corps brûler.

On ne devrait pas voir ça, non, c'est inacceptable.

Un corps n'est pas fait pour brûler. Un homme ne doit pas brûler vif. Je remontais sur le bloc de béton et l'homme brûlait, son corps en flamme.

Un homme du côté des quais m'a crié d'avertir les pompiers. Ce que j'ai fait. J'ai appelé les pompiers pour leur dire qu'un homme était en train de brûler vif.

On ne devrait pas avoir à dire ça, qu'un homme est en train de brûler vif. On ne devrait pas.

Mon effroi se réfugia dans l'irritation à expliquer à un homme ce qui se passait sous mes yeux, un homme qui me posait des questions insensées. L'ami qui m'accompagnait me demanda le téléphone et prit le relais des informations inouïes qu'il faut malgré tout donner.

Ils avaient finalement réussi à l'éteindre.

On ne devrait pas dire ça d'un homme, qu'ils l'ont éteint. On ne devrait pas.

Dans l'horreur du moment, je me concentrais sur mon ami, je le surveillais du coin de l'œil pour ne pas avoir à regarder ce qu'on ne devrait pas voir, ce qui n'est pas regardable. Un corps éteint qui fume, un homme en train d'agoniser. Dans l'horreur du moment tous les cris du souvenir se mélangeaient. Il n'y avait pas de femme, pas d'autres hommes. Il était seul, le corps recroquevillé et fumant sur le sol. Je suivais les allées et venues de mon ami qui ne pouvait pas rester en place. Les pompiers, le Samu et la police. Ils étaient tous arrivés en même temps dans un vacarme de sirène. Sous mes yeux, l'homme était pris en charge. Dans ma tête son corps continuait de brûler. Sous mes yeux, on lui appliquait des bandes grasses en lui recommandant de ne pas bouger. Les fesses à l'air semblaient intactes. Le reste de son corps était pris en charge.

Le corps d'un homme n'est pas fait pour brûler.

Mes yeux l'ont quitté. Ils ne pouvaient plus voir, plus supporter de voir, plus supporter ce qu'ils avaient vu.



La suite… Il n'y a pas de suite après ça. La vie continue malgré le corps d'un homme que j'ai vu brûlé vif sous mes yeux.

La police a demandé le témoignage de mon ami. Mon ami qui a vu de près ce qu'on ne peut pas voir. Mon ami qui a reniflé l'odeur d'un corps en train de brûler vif. Mon ami que j'ai surveillé du coin de l'œil comme si c'était moi.

La suite… Mon ami a su, ce qu'il avait le droit de savoir. Une histoire à accrocher au corps d'un homme en train de brûler vif. L'histoire de cet homme qui avait brûlé vif sous nos yeux. L'histoire qui donne du sens même si devant le corps d'un homme en train de brûler vif, il n'y en plus.



Il s'appelait ATAMAN BARIS. Il avait 22 ans. Il était kurde. Il parlait mal le français mais il le comprenait. Il ne pouvait pas retourner dans son pays sous peine d'aller en prison à cause de ses engagements politiques.

Il était pris au piège. Il était seul. Il était désespéré.

Il s'est suicidé en s'immolant par le feu.

Son père, arrivé de Turquie, l'a reconnu grâce à son tatouage.



On ne devrait pas, définitivement, non.

mardi 11 février 2014

Mieux à faire



"Regardez bien mon visage, enregistrer tous les détails et surtout ne dissimulez pas les preuves. Que l'on se souvienne de mon regard inquiet, de la sueur sur mon front, de la mesure de mes pas, de ce corps en fuite, tentatives répétées d'échapper à la surveillance. Que l'on se souvienne de l'homme, peu importe le numéro. Que l'on se souvienne de la trajectoire, peu importe les fausses routes. Que l'on se souvienne des efforts, peu importe le résultat. Que l'on se souvienne des interrogations, peu importe les réponses. Que l'on se souvienne de l'histoire, peu importe la fiction. Désormais je ne quitterai plus votre esprit, j'échapperai enfin à tout contrôle. "


La télévision poursuit ses programmes, boucle ininterrompue. Il se réveille. Les images affluent au fond de sa rétine. L'esprit en court-circuit, il ne peut pas repousser l'invasion seulement la recevoir. Il a rêvé sans pouvoir l'affirmer, mais la voix d'un homme lui tourne en tête. Il devrait pouvoir se rappeler. Il devrait pouvoir s'arracher au canapé, couper le poste et se coucher. Il devrait, mais l'écran a repris son pouvoir hypnotique.

" Que l'on se souvienne de l'homme, peu importe le numéro." La phrase remonte soudain. Il ne reconnaît pas le timbre de la voix. L'homme ne se réduit pas à un numéro. Pourtant son identité tout entière tient dans une série de chiffres qui lui assure son existence sociale. Il est répertorié. On sait de lui son état intérieur et extérieur, comment il gagne sa vie et comment il la dépense, ses goûts, moins ses répulsions. On sait, on le suit.

La fatigue s'empare de lui sans merci. Il aimerait se souvenir de l'homme au bout de la voix. Il aimerait se réfugier dans un coin reculé de lui-même où il échapperait à tout contrôle. L'endroit ressemblerait à un passage sombre mais ouvert sur la lumière. "La sortie est au bout", se dit-il.

La lumière de l'écran l'aveugle, les sons le saturent. Il y a sans doute mieux à faire que de s'abrutir devant la télévision. Il y a sans doute mieux à faire que de se perdre dans des pensées sans issues. Il reprend sa position avachie et résignée. Il y a sans doute mieux à faire, mais la série Le prisonnier continue. Il reconnaît la voix de l'homme, presque rassuré. Il y a sans doute mieux à faire...

© Éric Sourdieux