mardi 9 décembre 2014

On ne devrait pas



Nous sortions du cinéma un soir ordinaire et nous avions décidé de rentrer à pied. Le film ne nous avait pas intéressés, mais nous en parlions en chemin. Nous prolongions une phrase de Noam Chomsky qui affirme que la vie n'a pas de sens. Pour nous, c'était une évidence que la vie n'a pas de sens, bien que nous lui en donnions un. Je confirmais cet avis par la mort qui vient ponctuer l'existence. Notre mortalité alimentait ce besoin de donner du sens. Je poursuivais en précisant le prix de la vie. L'ami qui m'accompagnait me rétorqua que la vie n'avait pas de prix. Je rectifiais en concluant qu'elle n'avait en effet pas de prix, mais une valeur. Cette discussion cheminait le long des quais. Je constatais au passage que le Rhône était particulièrement haut, à cause des pluies abondantes. Il fleuretait avec le bord des quais, grignotait les passerelles.

Des cris confus vinrent nous couper la parole. Ils venaient de la piscine du Rhône encore en travaux et fermée au public. Plus tard, le bruit sourd de la chute. Mais la chute de quoi ? Les hypothèses se précipitèrent : des jeunes éméchés qui se battaient, puis le cri d'une femme transformait la bagarre en agression sexuelle. Nos pas s'étaient machinalement accélérés. Des flammes, mais surtout de la fumée s'élevaient de la piscine, en travaux, fermée au public. Les hypothèses continuaient à s'amonceler. Il fallait monter sur des blocs de béton qui bornaient la piscine pour voir ce qui se passait. Il fallait se dresser jusque-là pour rationaliser ces cris et éprouver nos hypothèses.



On ne devrait pas voir ça, non !



Le corps d'un homme recroquevillé sur le sol brûlait vif.

Le choc. La sidération. La stupeur.

L'ami qui m'accompagnait avait crié qu'il fallait lui venir en aide. Je ne me souviens pas de l'alerte exacte. Il avait sauté de l'autre côté du chantier protégé par une sorte de grillage métallique, suivi de trois autres hommes.

On ne devrait pas voir ça, mais je l'avais vu.

Je m'éloignais un instant. Je ne pouvais pas accepter la réalité que j'avais eue sous les yeux. Le corps d'un homme recroquevillé sur le sol en train de brûler vif. Un homme en train de gémir et de mourir. Un homme qui ne se défend pas des flammes. Un homme absent de réactions qui laisse son corps brûler.

On ne devrait pas voir ça, non, c'est inacceptable.

Un corps n'est pas fait pour brûler. Un homme ne doit pas brûler vif. Je remontais sur le bloc de béton et l'homme brûlait, son corps en flamme.

Un homme du côté des quais m'a crié d'avertir les pompiers. Ce que j'ai fait. J'ai appelé les pompiers pour leur dire qu'un homme était en train de brûler vif.

On ne devrait pas avoir à dire ça, qu'un homme est en train de brûler vif. On ne devrait pas.

Mon effroi se réfugia dans l'irritation à expliquer à un homme ce qui se passait sous mes yeux, un homme qui me posait des questions insensées. L'ami qui m'accompagnait me demanda le téléphone et prit le relais des informations inouïes qu'il faut malgré tout donner.

Ils avaient finalement réussi à l'éteindre.

On ne devrait pas dire ça d'un homme, qu'ils l'ont éteint. On ne devrait pas.

Dans l'horreur du moment, je me concentrais sur mon ami, je le surveillais du coin de l'œil pour ne pas avoir à regarder ce qu'on ne devrait pas voir, ce qui n'est pas regardable. Un corps éteint qui fume, un homme en train d'agoniser. Dans l'horreur du moment tous les cris du souvenir se mélangeaient. Il n'y avait pas de femme, pas d'autres hommes. Il était seul, le corps recroquevillé et fumant sur le sol. Je suivais les allées et venues de mon ami qui ne pouvait pas rester en place. Les pompiers, le Samu et la police. Ils étaient tous arrivés en même temps dans un vacarme de sirène. Sous mes yeux, l'homme était pris en charge. Dans ma tête son corps continuait de brûler. Sous mes yeux, on lui appliquait des bandes grasses en lui recommandant de ne pas bouger. Les fesses à l'air semblaient intactes. Le reste de son corps était pris en charge.

Le corps d'un homme n'est pas fait pour brûler.

Mes yeux l'ont quitté. Ils ne pouvaient plus voir, plus supporter de voir, plus supporter ce qu'ils avaient vu.



La suite… Il n'y a pas de suite après ça. La vie continue malgré le corps d'un homme que j'ai vu brûlé vif sous mes yeux.

La police a demandé le témoignage de mon ami. Mon ami qui a vu de près ce qu'on ne peut pas voir. Mon ami qui a reniflé l'odeur d'un corps en train de brûler vif. Mon ami que j'ai surveillé du coin de l'œil comme si c'était moi.

La suite… Mon ami a su, ce qu'il avait le droit de savoir. Une histoire à accrocher au corps d'un homme en train de brûler vif. L'histoire de cet homme qui avait brûlé vif sous nos yeux. L'histoire qui donne du sens même si devant le corps d'un homme en train de brûler vif, il n'y en plus.



Il s'appelait ATAMAN BARIS. Il avait 22 ans. Il était kurde. Il parlait mal le français mais il le comprenait. Il ne pouvait pas retourner dans son pays sous peine d'aller en prison à cause de ses engagements politiques.

Il était pris au piège. Il était seul. Il était désespéré.

Il s'est suicidé en s'immolant par le feu.

Son père, arrivé de Turquie, l'a reconnu grâce à son tatouage.



On ne devrait pas, définitivement, non.

mardi 11 février 2014

Mieux à faire



"Regardez bien mon visage, enregistrer tous les détails et surtout ne dissimulez pas les preuves. Que l'on se souvienne de mon regard inquiet, de la sueur sur mon front, de la mesure de mes pas, de ce corps en fuite, tentatives répétées d'échapper à la surveillance. Que l'on se souvienne de l'homme, peu importe le numéro. Que l'on se souvienne de la trajectoire, peu importe les fausses routes. Que l'on se souvienne des efforts, peu importe le résultat. Que l'on se souvienne des interrogations, peu importe les réponses. Que l'on se souvienne de l'histoire, peu importe la fiction. Désormais je ne quitterai plus votre esprit, j'échapperai enfin à tout contrôle. "


La télévision poursuit ses programmes, boucle ininterrompue. Il se réveille. Les images affluent au fond de sa rétine. L'esprit en court-circuit, il ne peut pas repousser l'invasion seulement la recevoir. Il a rêvé sans pouvoir l'affirmer, mais la voix d'un homme lui tourne en tête. Il devrait pouvoir se rappeler. Il devrait pouvoir s'arracher au canapé, couper le poste et se coucher. Il devrait, mais l'écran a repris son pouvoir hypnotique.

" Que l'on se souvienne de l'homme, peu importe le numéro." La phrase remonte soudain. Il ne reconnaît pas le timbre de la voix. L'homme ne se réduit pas à un numéro. Pourtant son identité tout entière tient dans une série de chiffres qui lui assure son existence sociale. Il est répertorié. On sait de lui son état intérieur et extérieur, comment il gagne sa vie et comment il la dépense, ses goûts, moins ses répulsions. On sait, on le suit.

La fatigue s'empare de lui sans merci. Il aimerait se souvenir de l'homme au bout de la voix. Il aimerait se réfugier dans un coin reculé de lui-même où il échapperait à tout contrôle. L'endroit ressemblerait à un passage sombre mais ouvert sur la lumière. "La sortie est au bout", se dit-il.

La lumière de l'écran l'aveugle, les sons le saturent. Il y a sans doute mieux à faire que de s'abrutir devant la télévision. Il y a sans doute mieux à faire que de se perdre dans des pensées sans issues. Il reprend sa position avachie et résignée. Il y a sans doute mieux à faire, mais la série Le prisonnier continue. Il reconnaît la voix de l'homme, presque rassuré. Il y a sans doute mieux à faire...

© Éric Sourdieux